Fin juin 2025, les travaux s’achèvent. Juillet arrive avec le Tour de France et l’inauguration controversée d’une passerelle himalayenne de 275 mètres au-dessus du lac. Un projet à 1,97 million d’euros qui voit 60% de la population vent debout contre cette attraction touristique censée transformer le Centre-Bretagne en destination phare.
Les grues s’agitent. Entre les deux rives de l’Anse de Landroanec, là où le lac artificiel créé par Joseph Ratier en 1930 dessine ses méandres les plus serrés, une structure métallique prend forme dans la brume matinale de ce mardi de juin. Les ouvriers s’affairent. C’est le grand jour : on tire les câbles porteurs qui soutiendront bientôt 275 mètres de passerelle himalayenne, ce pont suspendu qui tangue sous les pas et fait – c’est selon – rêver les uns ou cauchemarder les autres.
« On boucle fin juin, c’est sûr », lance Stéphane, grutier sur le chantier depuis janvier. Le gaillard originaire de Ploërmel supervise l’installation des câbles maîtres qui supporteront les quelque 120 000 visiteurs annuels espérés par les élus de Loudéac Communauté et Pontivy Communauté, les deux intercommunalités qui portent ce projet né d’un échec cuisant. « Après, faudra voir si les touristes seront au rendez-vous. Moi, ce que j’en dis… » Il hausse les épaules.
1 976 138 euros hors taxes. Voilà ce que coûtera au final cette infrastructure censée propulser le lac de Guerlédan – 304 hectares d’eau douce nichés entre Côtes d’Armor et Morbihan – dans le club fermé des destinations touristiques qui comptent en Bretagne intérieure. Le calcul est simple. Trop simple peut-être. 1 370 355 euros pour la structure métallique proprement dite, 164 443 euros de maîtrise d’œuvre, 441 340 euros d’aménagements connexes (parkings, chemins, mise en sécurité). L’accès sera gratuit. C’est là que le bât blesse pour certains.
Car l’opposition gronde. Lors de la consultation publique menée tambour battant d’octobre à novembre 2024, les chiffres ont parlé : sur 216 contributions recueillies par voie électronique, 129 se sont révélées défavorables au projet, soit 60% des avis exprimés. Face aux 87 partisans enthousiastes. Les anti dénoncent pêle-mêle le coût jugé pharaonique « à l’heure où tous les budgets semblent dans le rouge », l’impact environnemental sur ce site classé ZNIEFF abritant 92 espèces d’oiseaux, ou encore l’inutilité d’une telle structure alors que « les chemins de randonnée existent déjà ».
Pourquoi tant de hargne contre ces 275 mètres de métal ? Sans doute parce que cette passerelle version 2025 n’est que l’ombre rachitique d’un projet initial autrement ambitieux : une « passerelle universelle » de 505 mètres de long (440 mètres de tablier utile) qui devait enjamber le lac entre Guerlédan côté Côtes d’Armor et Saint-Aignan côté Morbihan. Large de 1,40 mètre. Accessible aux personnes à mobilité réduite sur toute sa longueur. Avec zones de croisement pour fauteuils roulants tous les 30 mètres. Le tout pour 2,84 millions d’euros. « La plus longue passerelle au monde accessible aux PMR », clamaient les documents de présentation en 2021.
L’ancre n’a jamais été jetée. Saint-Aignan a coulé le projet fin 2022, sa population votant massivement contre lors d’une consultation houleuse qui a vu le maire démissionner dans la foulée. Motifs invoqués : coût exorbitant, problèmes de maîtrise foncière, impossibilité technique de garantir l’accessibilité universelle promise. Exit donc la liaison interdépartementale. Place à une version 100% costarmoricaine, rabotée de 46% tant en longueur qu’en ambitions. La largeur passe à 1,20 mètre. Fini les zones de croisement pour fauteuils. Bonjour les compromis.
« C’est un magnifique projet touristique qui va permettre de faire rayonner le centre Bretagne », tempête pourtant Marie-Claire, commerçante à Mûr-de-Bretagne. Cette quinquagénaire volubile a ouvert sa crêperie il y a trois ans, pariant sur le développement touristique du secteur. « Pour une fois qu’on développe le tourisme ailleurs que sur la côte, il faut applaudir ! On n’est pas condamnés à rester dans l’ombre de Saint-Malo ou Perros-Guirec. » Son établissement, Le Ty Breizh, compte déjà sur l’afflux de visiteurs. Comme elle, plusieurs restaurateurs ont investi ces derniers mois. L’espoir fait vivre.
120 000 visiteurs par an. C’est la projection haute des bureaux d’études mandatés par les communautés de communes. Un chiffre qui fait saliver les uns, frémir les autres. Car accueillir une telle marée humaine sur un site naturel sensible pose question. La Mission Régionale d’Autorité environnementale ne s’y est pas trompée. Dans son avis circonstancié du 17 juillet 2024, elle pointe plusieurs écueils : impact sur la biodiversité dans cette zone protégée, absence totale de sanitaires sur site (bonjour les pollutions), croisement dangereux avec la Vélodyssée qui longe le canal de Nantes à Brest, risque incendie accru dans les massifs forestiers alentour. Le permis d’aménager a néanmoins été délivré. Les dés sont jetés.
Forêt de Quénécan d’un côté. Bois de Caurel de l’autre. Entre les deux, le lac étale ses 12 kilomètres de longueur, vestige aquatique du barrage construit il y a près d’un siècle qui a noyé 17 écluses du canal de Nantes à Brest. Un sacrifice industriel. Qui se souvient encore de la vidange de 2015 ? 600 000 curieux s’étaient pressés pour voir resurgir les vestiges engloutis : maisons écroulées, chemins de halage fantômes, carrières d’ardoise abandonnées. Un succès phénoménal qui donne des ailes aux promoteurs de la passerelle. Si une simple mise à sec attire les foules…
Course contre la montre avant le passage du Tour
Le Tour viendra-t-il à la rescousse ? « On compte là-dessus pour faire parler de nous », glisse Xavier Hamon, président de Loudéac Communauté Bretagne Centre. L’élu centriste ne cache pas ses ambitions : profiter du passage de la Grande Boucle en juillet 2025 – Mûr-de-Bretagne est coutumière des arrivées d’étape – pour braquer les projecteurs médiatiques sur la nouvelle attraction. « C’est un équipement assez atypique qui peut marquer les esprits. » Reste à savoir dans quel sens.
5,34 kilomètres de marche économisés. Pour les randonneurs aguerris du GR341 qui fait le tour complet du lac (40 bornes au compteur), la passerelle représente un raccourci appréciable en évitant le détour par l’Anse de Landroanec. Une heure et demie de crapahut en moins. Sans compter la création d’une boucle familiale d’1h20 au départ de la base nautique. Les cartes sont à refaire. L’Office de tourisme planche déjà. Pontivy Communauté prépare ses brochures. Tout le monde se tient prêt. Ou presque.
« Dommage, il manque un peu d’ambition », regrette Jean-Yves, habitant de Caurel. Ce sexagénaire barbu a suivi toutes les péripéties du projet depuis ses balbutiements. « Le premier projet d’une passerelle de dimension nationale me semblait bien plus à la hauteur de notre territoire. Là, on fait du rabais. » Comme lui, nombreux sont ceux qui voient dans cette version édulcorée un renoncement. Une ambition revue à la baisse. Un pis-aller.
L’eau va-t-elle rester potable ? Question lancinante que pose la MRAe dans son rapport. Avec 120 000 visiteurs concentrés sur la belle saison et pas l’ombre d’une toilette publique en vue, le risque de pollution bactériologique du lac inquiète. D’autant que Guerlédan alimente en eau potable une partie du Centre-Bretagne. Les élus bottent en touche : les équipements existants au Rond-Point du Lac suffiront. Vraiment ? « C’est jouer avec le feu », ou plutôt avec l’eau, peste Yannick, pêcheur invétéré qui taquine le brochet depuis trente ans sur ces berges.
Les travaux perturbent déjà. Camping Le Point de Vue, base nautique, accès aux sentiers… Depuis janvier, riverains et habitués composent avec les nuisances. « On nous a promis que ce serait fini fin juin », soupire la gérante du camping, Sylvie Morel. Certains emplacements restent inaccessibles. Les randonneurs bougonnent. Mais l’espoir demeure : « Si ça peut attirer du monde après… » La dame n’y croit qu’à moitié.
Saint-Aignan regarde de loin. La commune morbihannaise qui a torpillé le projet initial observe avec un mélange de soulagement et d’amertume cette passerelle qui lui échappe. « On a bien fait de dire non », assène le nouveau maire, élu sur une liste d’opposition au projet. « Regardez le bazar que ça met déjà chez nos voisins. » De fait, Caurel et Guerlédan peinent à s’accorder sur la gestion future des flux touristiques. Qui paiera l’entretien ? Qui gérera les parkings ? Mystère.
275 mètres pour réconcilier terre et eau. Ou pour les opposer définitivement. La passerelle himalayenne de Guerlédan porte en elle toutes les contradictions du développement touristique en milieu rural : nécessité économique contre préservation environnementale, ambitions régionales contre réalités locales, rêves de grandeur contre principe de réalité. En juillet prochain, quand les premiers visiteurs s’élanceront au-dessus du vide – 40 mètres les sépareront de l’eau –, c’est tout un territoire qui retiendra son souffle. Car cette passerelle n’est pas qu’un pont. C’est un pari. Sur l’avenir du Centre-Bretagne. Sur sa capacité à exister touristiquement sans se renier. Sur l’équilibre fragile entre développement et authenticité.
Rendez-vous est pris. Juillet 2025. Tour de France. Inauguration. Les caméras du monde entier – ou au moins de France Télévisions – braqueront leurs objectifs sur ces 275 mètres de métal controversés. Après ? Il faudra vivre avec. Ou malgré. La passerelle himalayenne de Guerlédan entrera dans le paysage. Reste à savoir si elle entrera aussi dans les cœurs.
Foire aux questions
La passerelle fermera-t-elle par gros temps ?
Les modalités de fermeture (vent violent, orage) restent floues. Aucun protocole n’a été communiqué.
Quid de l’accessibilité handicapés ?
Avec 1,20 m de large, impossible de croiser deux fauteuils. Le projet initial prévoyait 1,40 m avec zones dédiées. Abandon total.
Où se garer ?
Des parkings sont prévus côté Caurel et Rond-Point du Lac. Capacité exacte non communiquée. L’embouteillage menace.
Toilettes sur place ?
Aucune. Il faudra rejoindre les équipements du Rond-Point du Lac. Bonjour la pollution potentielle du lac.
Durée de traversée ?
Comptez 10-15 minutes selon votre rythme et tolérance au tangage. Les cardiaques s’abstenir.
Sources : Pontivy Communauté, France 3 Bretagne, Registre dématérialisé PPVE, Office tourisme Lac de Guerlédan
Reportage : Caurel-Guerlédan, juin 2025
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